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Le Rakugo, à la vie, à la mort – tome 1, Haruko Kumota

Si j’avais failli détester le rakugo, c’était à cause de Shin. Mais si je l’aimais de plus en plus, c’était aussi grâce à lui…

Comme beaucoup sans doute, j’ai connu ce manga grâce à son adaptation animée diffusée au Japon entre 2016 et 2017, et traduite en français sous le titre Le Rakugo ou la vie. J’ai enchaîné sans pouvoir m’arrêter les 25 épisodes de cette série très réussie il y a quelques mois, et je suis vraiment content que le manga original soit enfin publié en France ! Haruko Kumota, mangaka spécialisée dans le josei et le yaoi, a débuté Shouwa genroku rakugo shinjuu en 2010, et a reçu plusieurs prix prestigieux pour cette œuvre jusqu’à sa conclusion six ans plus tard, avec un total de dix tomes. Et sans surprise, j’ai eu, de mon côté, un immense coup de cœur pour le premier volume de cette très belle édition en grand format du Lézard Noir !

L’histoire commence à Tokyo, dans les années 1960. Dès sa sortie de prison, Kyoji n’a qu’une seule idée en tête : rencontrer Yakumo, grand maître du rakugo, et devenir son disciple ! En effet, le jeune yakuza est obsédé par cette idée depuis le jour de la représentation exceptionnelle donnée par le maître en personne devant les détenus, et qui lui a laissé une très forte impression. Lorsque Kyoji se présente devant le maître, ce dernier est quelque peu déconcerté par l’enthousiasme du jeune homme, mais accepte étrangement de le faire entrer dans sa demeure alors qu’il n’a jamais accepté aucun élève. Renommé Yotaro, en référence à un personnage récurrent de plusieurs pièces de rakugo caractérisé par son imbécilité et sa maladresse, le nouveau disciple de Yakumo va ainsi débuter son initiation à cet art dont il ignore tout, mais également sa nouvelle vie dans le foyer du maître. Il va rapidement faire la connaissance de Konatsu, la fille du rakugoka de génie Sukeroku, recueillie par Yakumo à la mort tragique de son père alors qu’elle n’était pas encore sortie de l’enfance. Au fil des années, Yotaro va suivre, à sa manière peu conventionnelle, les différentes étapes de la voie du rakugo et va créer des liens forts avec les occupants de son nouveau foyer. Mais le spectre de Sukeroku continue à planer au-dessus de la relation entre Yakumo et Konatsu, qui n’a jamais connu la vérité sur le décès de son père. Lors d’une froide nuit d’hiver, le maître se décide enfin à raconter son histoire. Ou plutôt, LEUR histoire…

Avant tout chose, il me paraît important de présenter brièvement ce qu’est le rakugo. Cette forme de théâtre, que l’on peut traduire littéralement comme « histoire qui se termine avec une chute drôle », a été inventée au Japon au début de l’époque d’Edo, au XVIIe siècle. Il s’agit de l’art traditionnel et très codifié de conter des histoires humoristiques. Le conteur, ou rakugoka, est toujours vêtu d’un kimono à longues manches et reste assis sur ses genoux (en seiza) sur un coussin durant toute sa prestation. Il raconte ainsi son histoire, seul et sans décor, et interprète chacun des différents personnages en modulant sa voix et ses expressions faciales tout en ne pouvant utiliser pour seuls accessoires qu’un éventail en papier (sensu) et une serviette de tissu (tenugui) qui se transforment en divers objets pour les besoins de son récit. Les pièces de rakugo peuvent être courtes ou très longues et complexes, avec un grand nombre de personnages à interpréter, et sont souvent des histoires traditionnelles riches en jeux de mots et en comique de situation, qui se déroulent dans le Japon de l’ère Edo avec ses marchands cupides, ses courtisanes séduisantes, ses voleurs maladroits, voire des êtres surnaturels comme des fantômes ou des dieux de la mort. Aujourd’hui, cet art est toujours populaire au Japon où il existe encore plusieurs yose (théâtres traditionnels dédiés à la pratique du rakugo). Depuis plusieurs années, sous l’influence notamment du manga Shouwa genroku rakugo shinjuu et de son adaptation animée, le rakugo se fait connaître petit à petit en dehors de l’archipel et des artistes occidentaux pratiquent ainsi cet art dans leur langue natale ou en japonais, certains ayant même suivi les étapes traditionnelles au sein d’une authentique maison de rakugo !

Après cette présentation, parlons maintenant de ce premier volume, qui compile les deux premiers tomes de la publication originale.  

Tout d’abord, j’ai trouvé le trait de la mangaka très juste et agréable. Les postures des personnages sont travaillées, notamment celles des mains, d’une grande importance durant les prestations de rakugo. Les traits des visages sont très fins, bien qu’ils aient un côté assez rétro au niveau de leurs expressions faciales qui sont bien marquées dans les scènes comiques. L’ensemble dégage une certaine élégance, ce qui convient très bien à l’intrigue mélodramatique et pétrie de nostalgie de ce manga.

Dans la première partie de ce volume, on s’intéresse aux premières années d’apprentissage de Kyoji, rebaptisé Yotaro, en tant que disciple de l’exigeant maître Yakumo. En même temps que Yotaro, le lecteur apprend beaucoup de choses sur le rakugo, ses codes et les différentes étapes de son enseignement selon la tradition. J’ai trouvé cela vraiment très intéressant, car c’est un aspect de la culture japonaise qui est peu représenté dans les mangas et assez méconnu en occident. Et en toile de fond de cet apprentissage se tissent les relations souvent conflictuelles entre Yotaro, le maître, et Konatsu, en raison de leurs caractères très différents mais aussi de leurs motivations. Yotaro déborde ainsi toujours d’énergie, est passionné par le rakugo et est prêt à tout faire pour briller devant son maître. Mais malgré un talent certain pour faire rire son public, il a une fâcheuse tendance à en faire bien trop et à outrepasser son rang de disciple. Cela embarrasse et exaspère son maître qui, au contraire, est toujours dans la réserve et la retenue : il parle peu et aspire à la tranquillité et au silence, surtout lorsqu’il travaille sur son rakugo. Yakumo est ainsi souvent blessant avec son entourage et en particulier avec Konatsu qui n’a jamais pu devenir son disciple sous prétexte que, selon la tradition, les femmes n’ont pas le droit de faire de rakugo, à tel point qu’elle en vient même à regretter de ne pas être née homme. Les relations entre la jeune femme et son tuteur sont ainsi très tendues, surtout qu’elle le tient pour responsable de la mort de son géniteur, Sukeroku, le meilleur ami du maître Yakumo. On comprend vite que ce sujet deviendra un enjeu majeur de l’intrigue, en particulier en raison de la grande admiration que développe Yotaro pour Sukeroku, se mettant même à copier son jeu dans ses prestations de rakugo. Le poids du passé, qui pèse de plus en plus sur Yakumo au fil des années, ainsi que les similitudes entre Yotaro et son ami disparu vont finalement pousser le maître à raconter, pour la première fois, toute la vérité à son disciple mais aussi à la fille de Sukeroku.

Après ce prologue très réussi, qui expose l’ambiance et les principaux personnages, le maître débute ainsi son long récit au jour de son arrivée dans la maison du précédent maître Yakumo, au début des années 1930, alors qu’il n’avait qu’une dizaine d’années. Ce jour sera aussi celui de sa rencontre avec son codisciple Shin, un jeune orphelin des rues virtuose du rakugo qui deviendra, plus tard, le fameux Sukeroku… Bien que leurs caractères soient diamétralement opposés, une solide relation d’amitié mêlée de rivalité va se nouer entre les deux garçons, et va perdurer en se renforçant même après leur entrée dans l’âge adulte. Chacun va ainsi développer sa propre conception du rakugo : exubérante et burlesque pour Shin, opposée à plus d’élégance et de finesse pour le futur maître. Ces deux manières très différentes de jouer sont d’ailleurs retranscrites avec justesse par la mangaka lors des passages dédiés à leurs prestations, qui sont un vrai plaisir à lire : on se croirait vraiment devant la scène du yose ! Dans cette partie construite comme un journal, les années et les événements s’enchaînent ainsi de façon cinématographique. On suit l’évolution du futur maître dans sa vie personnelle et artistique ainsi que sa construction en tant qu’individu grâce à ses relations avec son entourage, et en particulier avec Shin qui est la figure la plus importante de ce récit. L’amitié entre ces deux hommes liés par le rakugo est tout autant fusionnelle que conflictuelle, et l’ambigüité de l’amour est omniprésente. Cela est d’autant plus touchant quand on sait, après avoir lu la première partie du volume, que Shin finira par mourir dans des circonstances qui restent cependant encore inconnues. En dehors de cette intrigue passionnante, cette partie est également très riche en informations et témoigne des transformations de la société japonaise entre l’avant et l’après-guerre avec beaucoup de nostalgie, notamment au niveau de l’évolution des habits, de la technologie et des habitudes de vie entre ces deux périodes.       

Ce premier volume du Rakugo, à la vie, à la mort, est donc pour moi une grande réussite à tous les niveaux ! Ayant adoré l’anime, j’étais certain d’apprécier le manga, mais je ne pensais pas qu’il serait d’une telle qualité. L’édition double, en grand format, apporte un confort de lecture indéniable, et est enrichie de nombreuses notes du traducteur, lui-même rakugoka exerçant en France mais aussi au Japon, ainsi que d’un glossaire et d’un résumé des différentes pièces de rakugo présentées dans ce tome. Tous ces ajouts permettront, je l’espère, à ce titre d’une grande richesse de toucher un plus large public, ce qui serait amplement mérité ! De mon côté, j’attends avec impatience de lire la suite de cette belle histoire d’art, d’amitié et d’amour… 

Je vous laisse sur ces deux vidéos :

  • Une prestation filmée de rakugo en français par Cyril Coppini, le traducteur du manga :

  • L’opening de la saison 1 de l’adaptation animée, disponible en intégralité sur Amazon Prime Video :

  • Le Rakugo, à la vie, à la mort – tome 1, de Haruko Kumota
    Le Lézard noir
    18 €
    Sortie française le 19 août 2021

    7 commentaires sur “Le Rakugo, à la vie, à la mort – tome 1, Haruko Kumota

        1. Ayant vu tous les épisodes de l’anime (que je te conseille, l’ambiance rétro et nostalgique est particulièrement réussie !), je te confirme que ce n’est que du bon ! 😀

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